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Figuration complétive
La figuration concerne les entités représentatives composés d'aspects congrués, simulés ou insinués. Lorsqu'elle est complètive, nous sommes donc à même d'imaginer des objets entiers ou une partie de leurs différents para-mètres. Artemisia Gentileschi, Autoportrait en allégorie de la peinture, huile sur toile, 1638-39. Collection royale (circulant d'un château l'autre), Londres.Le cadrage situe le bout du pinceau au ras de la toile, et par conséquent, rend ainsi possibles trois types d'interprétations :
- soit Artemisia peint un tableau hors-champ (a priori le clone de celui que nous regardons)
- soit elle peint le cadre du tableau où nous la voyons peindre (c'est-à-dire la réalité hors-toile dans laquelle nous sommes posés)
- soit elle peint directement la surface du tableau où elle se trouve (et que nous sommes en train d'admirer).
Dans le premier cas, le tableau qu'elle peint relève bien de la figuration complétive, car il se trouve alors sur la tranche, caché par le cadre du tableau qu'on regarde (un cadre qui n'est malheureusement pas présent sur la photographie jointe). Mais si ce que nous devons imaginer est identique à ce que nous avons sous les yeux, la virtualité porte alors seulement sur l'emplacement du tableau interne et non sur sa composition ("interne" lorsqu'on envisage le lieu fictif dans lequel il est placé, en fait "hors-champ" si l'on considère le cadrage). Dans le deuxième cas, la complétion porte sur l'articulation du geste d'Artémisia hors-toile puisque cette dernière déposerait alors de la peinture sur le cadre extérieur. Dans le troisième cas, il n'y a plus rien de complétif au niveau de la matière utilisée puisque la peintre est supposée actualiser le tableau dans lequel elle figure. Ces deux derniers cas reposent sur le principe de la métalepse, qui spécifie les diverses façons dont le récit de fiction peut enjamber ses propres seuils, internes ou externes : soit la peintre représentée est censée agir sur l'extérieur du tableau, soit directement sur le support dont elle émerge.
D'autres facteurs sont ambigus : l'angle de vue, car nous ne savons si Artemisia est observée en plongée ou frontalement, si elle s'appuie sur l'avant-bras gauche posé le long d'un panneau ou sur le dessus d'une table ; son regard dirigé vers le bord de la toile ou ailleurs qu'à l'endroit où elle dépose des pigments (vers le miroir dans lequel elle se réfléchit ?) ; le fond, sans repère ni perspective, sinon cette ligne verticale de partage entre deux pans qui paraissent n'être que peinture.
En bref, tout semble concourir à nous faire poser cette question : où peint-elle ?
Hiroshige, Les ponts Nihombashi et Edobashi (de la série "100 vues célèbres d'Edo"), xylographie polychrome, 1857.Le cadrage de cette estampe laisse peu de place au seau dont on n'appréhende qu'une petite partie de l'arrondi supérieur. Toutefois, grâce aux indices fournis par le poisson et les cordes convergeant vers le haut, nous parvenons à déduire par figuration complétive que ce seau est suspendu sur les épaules d'un porteur situé entièrement hors-champ (et que nous imaginons traverser l'un des ponts au premier plan).
Et comme il existe un cadre soulignant le bord de cette estampe par un trait noir, et que la page blanche autour fait office de cache, il est loisible de considérer qu'il s'agit de simulation plutôt que d'insinuation. Comme si l'on avait découpé un rectangle dans la feuille de papier et que l'on regardait à l'intérieur une image qui se prolongeait mentalement de tous côtés.
Précisons que les poissons au fond du seau relèvent doublement de la figuration complétive car ils sont cachés par le seau les transportant, lui-même occulté par le cadrage qui nous incite à le localiser hors-champ.
Mais les spectateurs que nous sommes ne sont-ils pas eux-mêmes en train de franchir un pont ? Il permet de relier ce qu'il nous est donné à voir à travers les encres de l'estampe proprement dite, et ce que nous pouvons faire apparaître dans notre esprit (parce que nous sommes capables de le déduire) qui se situe dans l'alentour virtuel des éléments du paysage effectivement représentés.