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Après l'ENSATT - Entretien avec Corinne Barois
"Ne jamais abandonner les exigences plastiques au profit de compromis commerciaux ou paresseusement séduisants"
29 septembre 2025
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Bonjour Patrice. Peux-tu nous donner tes années de présence à La Rue Blanche avec un souvenir de ton passage à l’école que tu souhaites partager ?
J'ai été professeur de scénographie pendant 24 ans à l'ENSATT, de 1998 à 2022. On peut regarder les films réalisés avec mes élèves scénographes et les élèves compositeurs du conservatoire de Lyon sur ce lien :
patricehamel.org / Médias / Films de l'ENSATT.
Mes cours consistaient à analyser des œuvres théâtrales, cinématographiques, plastiques, dont j’avais repéré des fonctionnements particulièrement intéressants et à partir desquels j’avais pu déduire au fil des ans une série d’outils conceptuels permettant de repérer les types de sensorialités mis en œuvre ainsi que les modalités de représentation remarquables. À partir de ces catégories mais également du travail effectué sur les transitions entre séquences, des rapports image-son, des spatialités audiovisuelles, des virtualités déduites, mes élèves devaient s’approprier collectivement ces matériaux formels et relationnels pour concevoir un film sans jamais partir d’un scénario préalable mais afin de déduire des récits inédits. L’efficacité de ces principes compositionnels n’a jamais été démentie et permit de produire rapidement des œuvres hors normes qui fournissent leurs clés d’appréhension.
Comment es-tu arrivé à la Rue Blanche, que faisais-tu avant pour rejoindre ensuite l’enseignement dans l’école ?
J’ai d’abord été comédien au sein du Groupe Expérimental Théâtre dirigé par un élève de Tania Balachova et joué dans Œdipe Roi de Sophocle, Medea d’Euripide, Thyeste de Sénèque. J’ai réalisé un long-métrage « Séduction » sélectionné au festival de Cannes dans Perspectives du cinéma français. J’ai été baryton, ai chanté dans les chœurs de l’opéra de Lyon et dans « L’enfant et les sortilèges » au Congresgebouw de La Haye. J’ai également été co-réalisateur de spectacles musicaux en tant que scénographe, metteur en scène et créateur-lumière avec l’écrivain Guy Lelong et les compositeurs György Ligeti, Marc-André Dalbavie, Claudy Malherbe, Gérard Buquet ou le chorégraphe Mourad Beleksir. J’ai été recruté par Claire Dehove qui dirigeait le département scénographie à l’ENSATT. Elle me connaissait parce que j’enseignais à l’IRCAM et à la FEMIS et qu’elle a vu mes spectacles. Je faisais aussi partie du comité de rédaction du magazine Conséquences dans lequel j’ai écrit de nombreux articles sur le cinéma, les spatialités audiovisuelles, les arts plastiques.
Quels sont tes projets actuels ? Comment sont-ils nés et quelles sont tes inspirations ?
Je viens de terminer d'écrire un second roman intitulé « L’Enfant, le Président, l’Artiste et l’Assassin ». J’achève bientôt une analyse des Ménines de Velázquez et commence un essai sur les structures formelles chez Hergé. Je vais non moins concevoir une nouvelle cuisine près du canal St Martin et la scénographie d'un appartement entier pour Pierrette Lemoigne à la Bastille :
patricehamel.org /Designs / Espaces-metafonctionnels.
Mes projets naissent de l’envie de parvenir à réaliser ce que je me croyais incapable de faire. Par exemple, mon premier texte littéraire, "Au sens propre", était basé sur des calques permettant de lire trois pages à la fois par transparence, ligne par ligne ou colonne par colonne. Mon premier roman quant à lui « Dans la boucle imparfaite » est construit symétriquement. Les chapitres se renvoient ainsi l’un à l’autre tout en poursuivant la narration de manière linéaire.
Certains ouvrages découverts très jeune ont changé ma vie : "Nouveaux problèmes du roman" de Jean Ricardou, « Mettre en scène » d’Eisenstein, « La grammaire du voir » de Kanizsa, "Nouvelles impressions d'Afrique" de Raymond Roussel, "Les corps conducteurs" de Claude Simon. Marcel Hanoun fut un cinéaste très important pour moi. Mes films favoris (que j'ai longuement analysés) sont pléthoriques. Question chorégraphie : Oskar Schlemmer, Alwin Nicolaïs, Martha Graham, Carolyn Carlson, Lucinda Childs, Odile Duboc, Anne Teresa de Keersmaeker. Comme scénographes : Luca Ronconi, Bob Wilson, Simon McBurney. En Arts plastiques : Mantegna, Le Tintoret, Caravage, Le Bernin, Frans Hals, Hiroshige, Les Concrets Suisses, Roy Lichtenstein, Sol LeWitt, Dan Flavin, James Turrell, Daniel Buren, Felice Varini. En littérature : Proust, Joyce, Raymond Roussel, Virginia Woolf, Gertrud Stein, Claude Simon, Samuel Beckett, Guy Lelong. En architecture : Frank Lloyd Wright, Mies van der Rohe, Luis Barragán, Bjarke Ingel Group. En musique (outre mes nombreux amis compositeurs-trices) : Gesualdo, Rameau, Carl Philipp Emanuel Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Chopin, Gustav Mahler, Maureen Forrester, György Ligeti, Anthony Braxton, Yuja Wang, Gérard Grisey, Teodor Currentzis, Alexander Malofeev, etc.
Par ailleurs, je viens de publier mon dernier livre « Énigmes de l'art résolues » aux éditions Labyrinthes, sur la Joconde, Vermeer, Holbein, Ellsworth Kelly, Richard Jackson. Grâce à l’observation, l’analyse et la déduction, cet ouvrage se propose de résoudre les énigmes des œuvres d’art abordées que provoquent les agencements de leurs qualités plastiques repérées et non de partir de textes explicatifs préalables conditionnant notre compréhension. L’érudition n’est pas exclue, mais peut confirmer dans un second temps mes découvertes formelles et structurelles, en s’appuyant le moins possible sur des informations d’ordre culturel souvent réservées aux « spécialistes ». Est convoqué en revanche un certain nombre d’outils conceptuels définissant les sensorialités et les modalités de représentation usitées dans les œuvres d’art, que j'ai minutieusement élaborées au fil des années. Dès lors, un détail apparemment insignifiant, jamais aperçu jusque-là, arrive à contester la signification globale du Christ décomposé d’Holbein. De même, en réussissant à comprendre la fonction de la lumière du Géographe, à l’opposé de l’habituelle approche valorisante convoquée chez Vermeer, notre manière d’appréhender les intentions du protagoniste en cause est bouleversée. Parvenir à découvrir un principe d’organisation visuelle général permet non moins d’articuler des temporalités distinctes dans La Joconde qui partent du fond jusqu’à l’en deçà du tableau et nous relie à elle pour l’éternité. Quelques surprises s’ajoutent à ces enquêtes, puisées chez Max Bill, Le Caravage, Rubens, Ellsworth Kelly, Richard Jackson : labyrinthes.net / enigmes-de-lart-resoluesDes ouvrages, un roman…peux-tu nous expliquer quelle est ta touche personnelle quand tu interviens chez un particulier en tant que scénographe ?
Je conçois tout seul le projet et trouve ensuite l’équipe pour le réaliser selon les matériaux utilisés ou les compétences requises. Tout ce que je dessine est déduit du lieu concerné pour le transformer afin que les paramètres fonctionnels et esthétiques soient indépendants, aient leur propres spécificités, sans se nuire l’un l’autre. Le fonctionnel doit être efficace mais en se pliant aux aspects plastiques fondamentaux, pensés en priorité comme une œuvre d’art selon mes critères basés sur l’économie de moyens, la carté, et le fait qu’on puisse comprendre comment cela fonctionne d’un point de vue formel.
Tu as plaisir à dire que pour créer, il est important de « théoriser afin d'aborder tous les paramètres scénographiques pertinents et résoudre leurs articulations ». Peux-tu nous en dire plus ?
J’ai développé la notion d’autonomies articulées ou comment travailler les différents paramètres selon des règles qui leur sont propres mais sont néanmoins relationnées pour d’autres raisons. Par exemple, un acteur peut dire son texte de manière détachée, avec des gestes implacables, pendant que des éclairages s’agitent autour de lui avec des réglages évolutifs très précis. Chaque domaine a sa propre organisation mais révèle des éléments différents du personnage, ce qu’il se passe de contradictoire dans sa tête pendant qu’il contrôle sa diction. De même, pour les paramètres de la scéno. Les couleurs, les formes, les matériaux, les évolutions temporelles peuvent avoir leurs spécificités individuelles et changer petit à petit de manière indépendante pour des raisons distinctes mais s’articuler par rapport aux objets dont ils dépendent ou qu’ils représentent. On peut se faire une idée plus précise avec les liens suivants : patricehamel.org / Theories / Immanences-de-l-art/ ou patricehamel.org / Theories/ Ecrits-theoriques
Quels conseils as-tu pour les futurs sortants qui souhaitent se réaliser dans ta filière ?
Ne jamais abandonner les exigences plastiques au profit de compromis commerciaux ou paresseusement séduisants. Ne pas avoir une idée précise du contenu dès le début mais inventer, découvrir au fur et à mesure en fonction de ce qui surgit grâce aux relations établies petit à petit entre les constituants mis en place depuis un solide socle théorique préétabli
Merci Patrice, j’espère que nos échanges viendront enrichir le réseau et je te souhaite le meilleur à venir avec ta dernière publication qui donne envie en lisant cette critique qui provient du Comité de lecture des éd. Hermann : « Ce texte démontre une grande érudition et une phénoménale capacité d'analyse. L'ouvrage est précis, intelligent, convaincant. ».
Biographie : Artiste plasticien, Patrice HAMEL est également scénographe, metteur en scène, concepteur lumière, écrivain de textes à lectures multiples et de fictions, mais aussi théoricien de l’appréhension sensorielle et de la représentation dans les pratiques artistiques. Il a réalisé un grand nombre d'œuvres d'art public dont certaines sont visibles en permanence à Paris ou dans sa banlieue : à la station Stalingrad, la gare du Nord, la Cité des Sciences et de l’Industrie, la médiathèque Persépolis de Saint-Ouen et l'hôpital Charles Fois d'Ivry. L'une de ces pièces a été installée sur la façade de l'IRCAM à l'occasion de l'anniversaire des trente ans du Centre Pompidou. Patrice Hamel a par ailleurs pratiqué la scénographie, la création lumière et la mise en scène de plusieurs spectacles musicaux, notamment pour « Aventures » et « Nouvelles aventures » de Ligeti et pour « Correspondances » opéra coréalisé avec le compositeur Marc-André Dalbavie et l’écrivain Guy Lelong, créé à la Filature de Mulhouse pour le festival Musica. Son long-métrage, « séduction », a été projeté au festival de Cannes dans le cadre de Perspectives du cinéma français. Qualifié Maître de conférence par les universités, il enseigne d'abord à l'IRCAM, puis à la FEMIS et aux Universités de Paris I et de Marne-la-vallée. Professeur de scénographie à l'ENSATT (ancienne Rue Blanche), de 1998 à 2022.